mardi 1 octobre 2013

L'impossible écoute innocente.

Trois temps, valse morne, sobre, pas un cri, pas un mot plus haut que l'autre, Bertrand Cantat chuchote plus qu'il ne chante. Avec le bassiste Pascal Humbert, il forme un duo triste et bucolique : les deux hommes sont filmés dans un jardin inondé de lumière tandis que Cantat poursuit son chuchotement, la voix brisée, sans jamais avoir un regard pour la caméra et pour ceux qui l'écoutent de l'autre côté du miroir.

C'est la première fois, à ma connaissance, qu'un chanteur condamné pour meurtre et soupçonné d'avoir poussé sa femme au suicide revient devant son public. Qui ressent quoi ? Partout, les impressions fusent, chacun la sienne, en conscience : dégoût, fascination, malaise, joie des retrouvailles, indifférence. Moi, en tant qu'ancien fan amateur, qui, sans tomber dans l'outrance, a longtemps tenté d'être désinvolte et de n'avoir l'air de rien, je ne sais pas quoi penser ni ressentir.

J'aimerais m'en foutre, adorer ou haïr. Je suis perdu quelque part dans le triangle formé par ces trois points de la géographie humaine.

Ça commence par ces mots : « Tous les jours, on retourne la scène, juste fauve, au milieu de l'arène, on ne renonce pas, on essaie, de regarder droit dans le soleil. » Bordel, je n'écoute pas. Première strophe et première gamelle : pendant que Bertrand Cantat regarde droit dans le soleil, moi, je regarde droit dans Bertrand Cantat.

Malgré ou à cause de la simplicité travaillée de ce clip, Cantat, qu'il le veuille ou non, me force à le regarder. Impossible de ne pas scruter la contrition dans son visage, de soupeser sa bouille hirsute de vieux hérisson triste écrasé dix fois, cernes noirs, paupières alourdies, joues bouffies mangées par une barbe blanchie au menton, dents jaunies, la viande labourée par les années de taules, les clopes, la violence, la douleur, le temps. Ce n'est plus un chanteur, c'est un accident de voiture sur la voie opposée et je freine.

Et tandis que la chanson imprime son rythme lancinant, me voilà transformé en vérificateur officiel de la douleur d'autrui. Le petit contremaître de la souffrance et de la rédemption qui sommeillait s'en va poinçonner le ticket d'un œil inquisiteur. Alors ? Alors ça va, validé, il a pris cher, il porte les stigmates du malheur, et ça, c'est de la souffrance en bonne et due forme mon bon monsieur, tout est en ordre, le mec a une sale gueule, la morale est sauve.

A la fin du clip réalisé avec Amadou et Mariam, avec qui il a travaillé, le chanteur souriait et cette gaieté bonhomme avait provoqué chez moi un triple hashtag mental : #malaise, #OMG, #WTF. Ce n'est écrit dans aucun code pénal, mais un meurtrier perd le droit de sourire. Qu'importe si l'homme a déjà payé le prix de son crime, le peuple fâché lui rendra au moindre faux pas la monnaie de sa rage. Au moins la moitié du peuple.

Car il y a ceux qui s'enthousiasment sur les réseaux sociaux et ne cachent pas leur plaisir de retrouver les accents brisés du héraut des sombres héros. La même joie volontairement amnésique irradiait le public devant ses prestations aux Eurockéennes de Belfort ou ses apparitions au Zénith de Paris, avec les groupes Eiffel ou Shaka Ponk, comme si de rien n'était et cette ferveur était pour beaucoup encore plus insupportable qu'un sourire de Cantat en Afrique.

Moi, ex-fan transi refroidi, j'oscille entre l'entrain mesuré et la culpabilité rentrée d'aimer encore ce qu'il chante. Tant qu'il ne sourit pas, tant qu'aucun public ne manifeste sa joie, ça passe, limite, mais ça passe. Car Cantat est triste et la contrebasse crève les cœurs : « Tourne, tourne la terre, tout se dissout dans la lumière, l'acier et les ombres qui marchent à tes côtés... » Et la valse funéraire s'élance un peu plus haut, jolie, ciselée, toujours chuchotée, poétique, cryptique aussi, mais juste assez claire par instants pour que l'on saisisse l'essentiel. Ou que l'on croit l'avoir saisi.

C'est l'autre tapis dans lequel je prends une gamelle : après avoir sondé sa mine, je creuse ses mots pour y trouver Vilnius, Marie Trintignant, ou sa femme Kristina Rady qui s'est suicidée en 2010. Un instant et le soleil devient le symbole de l'espoir, l'instant d'après, celui de l'aveuglement. Je cherche, je décode. Sauf qu'il ne s'agit pas d'un jeu poétique et littéraire comme autrefois, à l'époque de Tostaky ou de 666.667 Club, mais plutôt la lecture, entre les lignes, du témoignage de l'acteur principal d'un fait divers, voire de deux, et de ce qu'il en reste plus de dix ans après, regrets, débris. #voyeurisme et #malaise.

Et même après trente écoutes, le diable est toujours là, à sa place, cramponné au texte et aux sons. Le long message de détresse de sa femme ondule, murène translucide, dans ces eaux menaçantes. Comment séparer la chanson de l'homme et l'homme de ses actes ? Comment écrire sur la chanson sans écrire sur l'homme ? Comment apprécier la chanson sans tomber dans l'empathie ? Sur les réseaux, les fans en appellent à Céline, à la compartimentation entre l'homme et son œuvre, mais Céline ne chantait pas en public et puis Céline est mort, comme François Villon ou Le Caravage.

Finalement, le châtiment de Bertrand Cantat, c'est peut-être simplement ça : l'impossible écoute innocente.

Quoi qu'il fredonne, on analysera ses mots sous le prisme de son crime et il sera condamné, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Évidemment par ceux qui n'admettent pas qu'il puisse « reprendre » sa vie après avoir pris celle de Marie Trintignant.

Mais aussi par ceux qui le défendent ; « Il a purgé sa peine », a lancé la ministre de la culture Aurélie Filippetti le jour du lancement de la chanson, le punaisant d'un mot sur la planche de liège de sa nouvelle condition : non plus celle de chanteur écorché vif, mais bien celle de chanteur-meurtrier-qui-a-payé-sa-dette, voire de chanteur-meurtrier-mais-qui-écrit-de-belles-chansons-quand-même.

Bah voilà. Il me faudra encore du temps avant de pouvoir réécouter Cantat sans tomber dans les ravins. Et il lui en faudra sûrement autant avant de cesser de s'aveugler dans le soleil pour nous regarder en face, nous, ses ex-fans, ses avocats, ses juges, ses procureurs et ses bourreaux.