Trois temps,
valse morne, sobre, pas un cri, pas un mot plus haut que l'autre,
Bertrand Cantat chuchote plus qu'il ne chante. Avec le bassiste
Pascal Humbert, il forme un duo triste et bucolique : les deux hommes
sont filmés dans un jardin inondé de lumière tandis que Cantat
poursuit son chuchotement, la voix brisée, sans jamais avoir un
regard pour la caméra et pour ceux qui l'écoutent de l'autre côté
du miroir.
C'est
la première fois, à ma connaissance, qu'un chanteur condamné pour
meurtre et soupçonné d'avoir poussé sa femme au suicide revient
devant son public. Qui ressent quoi ? Partout, les impressions
fusent, chacun la sienne, en conscience : dégoût, fascination,
malaise, joie des retrouvailles, indifférence. Moi, en tant
qu'ancien fan amateur, qui, sans tomber dans l'outrance, a longtemps
tenté d'être désinvolte et de n'avoir l'air de rien, je ne sais
pas quoi penser ni ressentir.
J'aimerais
m'en foutre, adorer ou haïr. Je suis perdu quelque part dans le
triangle formé par ces trois points de la géographie humaine.
Ça commence
par ces mots : « Tous les jours, on retourne la scène, juste
fauve, au milieu de l'arène, on ne renonce pas, on essaie, de
regarder droit dans le soleil. » Bordel, je n'écoute pas.
Première strophe et première gamelle : pendant que Bertrand Cantat
regarde droit dans le soleil, moi, je regarde droit dans Bertrand Cantat.
Malgré ou à
cause de la simplicité travaillée de ce clip, Cantat, qu'il le
veuille ou non, me force à le regarder. Impossible de ne pas scruter
la contrition dans son visage, de soupeser sa bouille hirsute de
vieux hérisson triste écrasé dix fois, cernes noirs, paupières
alourdies, joues bouffies mangées par une barbe blanchie au menton,
dents jaunies, la viande labourée par les années de taules, les
clopes, la violence, la douleur, le temps. Ce n'est plus un chanteur,
c'est un accident de voiture sur la voie opposée et je freine.
Et tandis que
la chanson imprime son rythme lancinant, me voilà transformé en
vérificateur officiel de la douleur d'autrui. Le petit contremaître
de la souffrance et de la rédemption qui sommeillait s'en va
poinçonner le ticket d'un œil inquisiteur. Alors ? Alors ça va,
validé, il a pris cher, il porte les stigmates du malheur, et ça,
c'est de la souffrance en bonne et due forme mon bon monsieur, tout
est en ordre, le mec a une sale gueule, la morale est sauve.
A la fin du
clip réalisé avec Amadou et Mariam, avec qui il a travaillé, le
chanteur souriait et cette gaieté bonhomme avait provoqué chez moi
un triple hashtag mental : #malaise, #OMG, #WTF. Ce n'est écrit dans
aucun code pénal, mais un meurtrier perd le droit de sourire.
Qu'importe si l'homme a déjà payé le prix de son crime, le peuple
fâché lui rendra au moindre faux pas la monnaie de sa rage. Au
moins la moitié du peuple.
Car il y a ceux
qui s'enthousiasment sur les réseaux sociaux et ne cachent pas leur
plaisir de retrouver les accents brisés du héraut des sombres
héros. La même joie volontairement amnésique irradiait le public
devant ses prestations aux Eurockéennes de Belfort ou ses
apparitions au Zénith de Paris, avec les groupes Eiffel ou Shaka
Ponk, comme si de rien n'était et cette ferveur était pour beaucoup
encore plus insupportable qu'un sourire de Cantat en Afrique.
Moi, ex-fan
transi refroidi, j'oscille entre l'entrain mesuré et la culpabilité
rentrée d'aimer encore ce qu'il chante. Tant qu'il ne sourit pas,
tant qu'aucun public ne manifeste sa joie, ça passe, limite, mais ça
passe. Car Cantat est triste et la contrebasse crève les cœurs :
« Tourne, tourne la terre, tout se dissout dans la lumière,
l'acier et les ombres qui marchent à tes côtés... » Et la
valse funéraire s'élance un peu plus haut, jolie, ciselée,
toujours chuchotée, poétique, cryptique aussi, mais juste assez
claire par instants pour que l'on saisisse l'essentiel. Ou que l'on
croit l'avoir saisi.
C'est l'autre
tapis dans lequel je prends une gamelle : après avoir sondé sa mine,
je creuse ses mots pour y trouver Vilnius, Marie Trintignant, ou sa
femme Kristina Rady qui s'est suicidée en 2010. Un instant et le
soleil devient le symbole de l'espoir, l'instant d'après, celui de
l'aveuglement. Je cherche, je décode. Sauf qu'il ne s'agit pas d'un
jeu poétique et littéraire comme autrefois, à l'époque de Tostaky
ou de 666.667 Club, mais plutôt la lecture, entre les lignes, du
témoignage de l'acteur principal d'un fait divers, voire de deux, et
de ce qu'il en reste plus de dix ans après, regrets, débris.
#voyeurisme et #malaise.
Et même après
trente écoutes, le diable est toujours là, à sa place, cramponné
au texte et aux sons. Le long message de détresse de sa femme
ondule, murène translucide, dans ces eaux menaçantes. Comment
séparer la chanson de l'homme et l'homme de ses actes ? Comment
écrire sur la chanson sans écrire sur l'homme ? Comment apprécier
la chanson sans tomber dans l'empathie ? Sur les réseaux, les fans
en appellent à Céline, à la compartimentation entre l'homme et son
œuvre, mais Céline ne chantait pas en public et puis Céline est
mort, comme François Villon ou Le Caravage.
Finalement, le
châtiment de Bertrand Cantat, c'est peut-être simplement ça :
l'impossible écoute innocente.
Quoi qu'il
fredonne, on analysera ses mots sous le prisme de son crime et il
sera condamné, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie.
Évidemment par ceux qui n'admettent pas qu'il puisse « reprendre »
sa vie après avoir pris celle de Marie Trintignant.
Mais aussi par
ceux qui le défendent ; « Il a purgé sa peine », a
lancé la ministre de la culture Aurélie Filippetti le jour du
lancement de la chanson, le punaisant d'un mot sur la planche de
liège de sa nouvelle condition : non plus celle de chanteur écorché
vif, mais bien celle de chanteur-meurtrier-qui-a-payé-sa-dette,
voire de
chanteur-meurtrier-mais-qui-écrit-de-belles-chansons-quand-même.
Bah voilà. Il
me faudra encore du temps avant de pouvoir réécouter Cantat sans
tomber dans les ravins. Et il lui en faudra sûrement autant avant de
cesser de s'aveugler dans le soleil pour nous regarder en face, nous,
ses ex-fans, ses avocats, ses juges, ses procureurs et ses bourreaux.