La
neige commençait à fondre sur les trottoirs. Les rues avaient été
salées et déblayées. À côté de la boulangerie, Boris était à
son poste sur son tabouret branlant, devant sa caisse en bois et son
jeu d'échecs patiné. Modèle Staunton, pièces en racine de
palissandre et ébène, triple plombage, un jeu luxueux qui déparait
avec la mise de son propriétaire. Pour deux euros, on pouvait
disputer une partie rapide contre Boris. Cinq minutes pour chaque
adversaire. Juste après chaque coup, il fallait appuyer à toute
vitesse sur les petits boutons dorés de la pendule. Boris tenait le
pavé depuis des années.
Il
avait la cinquantaine, un visage très large, trapézoïdal, d'où
perçaient des yeux bleus très clairs. Il portait des mitaines,
parlait avec une grosse voix et conservait toujours près de lui une
bouteille de vodka cachée dans un sac en plastique. Je ne le battais
jamais. Mais après chaque partie, je quittais les décombres
fumants du champ de bataille sans rancœur.
J'avais
l'impression que chacune des déculottées que je recevais lui
redonnait par ricochet un peu de fierté. Je croyais un peu bêtement
que mes défaites le réintégraient un peu dans la société des
hommes. Lorsque mon Roi tombait, Boris se mettait debout.
Sans
fausse modestie, j'étais à l'époque un honnête joueur d'échecs.
Je connaissais quelques ouvertures et je maîtrisais assez bien les
grands principes théoriques du roi des jeux. Contrôler le centre,
lancer rapidement sur le front les pièces mineures, Fous et
Cavaliers, roquer pour protéger son Roi, relier ses Tours. Ne pas
engager sa Dame trop tôt dans le combat, contrôler la structure de
ses pions. Mais j'étais bien incapable de mettre en difficulté un
joueur de la trempe de Boris.
Il
posait sur l'échiquier des yeux de prédateur, repérait en un
instant les chausse-trappes et déclenchait des offensives
irrésistibles. Aucune de ses pièces n'était isolée sur
l'échiquier, au contraire, elles étaient toutes reliées les unes
aux autres par un dessein invisible et destructeur. Chacune
exactement à sa place. J'avais
parfois le sentiment qu'une armée de fourmis légionnaires
défonçait mes lignes de défense. Ce n'était pas des pièces
d'échecs, mais un corps unique motivé par un seul but. Et c'est
avec une consternation respectueuse que je m'avouais vaincu. Dans le
quartier, personne ne battait Boris. Il affirmait qu'il avait appris
les échecs à Moscou, avant l'effondrement de l'URSS. Dans ses
veines slaves coulait un sang plein de fourchettes, de chaînes de
pions, d'échecs à la découverte et de combinaisons mortelles.
Comme beaucoup de joueurs d'échecs flamboyants, hors de l'échiquier,
il ne ressemblait pas à grand-chose. Il avait l'apparence mitée de
beaucoup d'autres SDF de la capitale, portait des couches de
vêtements d'origine indéterminée. Il ne se tenait jamais tout à
fait droit et son visage buriné ressemblait à un terrain vague sur
lequel poussait une barbe sauvage.
Ce
jour-là, tandis que le Noël blanc était en train de virer au gris,
Boris était affalé sur son tabouret devant la boulangerie. Il avait
l'air d'un gros chien de traîneau épuisé et couvert de givre. Il
avait peut-être passé la nuit dehors. Le fumet de pain chaud qui
s'échappait de la boulangerie ne lui faisait aucun effet. Il avait
les yeux clos. La file d'attente pour décrocher sa baguette
s'étirait loin sur le trottoir. A cent mètres de là, ma femme
dormait encore et les enfants jouaient avec leurs cadeaux près du
sapin qui commençait déjà à dépérir. J'avais le temps pour une
petite partie.
Décontracté,
je lâchai une pièce de deux euros sur l'échiquier. Le tintement de
la pièce sur le bois le réveilla. Il était plus hirsute que
d'habitude. Il me lança un regard en diagonale à travers ses cils
gelés, fit non de la tête. Les gens nous regardaient. Il était
sans doute ivre. J'étais embarrassé. Pendant toutes ces années, je
n'avais tissé aucune relation particulière avec lui. Il y a
beaucoup de gens dans mon entourage auxquels je ne peux donner aucun
statut précis.
Boris
n'était pas un ami, ni un copain, pas même une connaissance. Il
était le SDF avec lequel je jouais aux échecs quand j'allais
acheter le pain. Était-ce la culpabilité d'avoir gobé deux
douzaines d'huîtres la veille alors que lui crevait de froid ?
Toujours est-il que pour la première fois, je lui proposai de
prendre un verre au bistrot du coin. Il se leva comme on se lève du
bord d'un torrent, laissant derrière lui sa caisse et l'échiquier.
Nous
nous installâmes dans les banquettes rouge vermillon. Le café
était vide. A travers les vitres gelées, on distinguait les
baguettes processionnaires qui sortaient toutes les quinze secondes
de la boulangerie. Je commandai une bière. Il était encore tôt,
mais je ne voulais pas le laisser se griser tout seul. Il ôta ses
mitaines, puis il me dévisagea comme si c'était moi qui avais un
comportement étrange. Sa peau était rose vif. J'imaginai combien de
générations de Sibériens increvables s'étaient succédé pour
donner naissance à un spécimen comme Boris. Le givre avait fini de
fondre sur ses cils. Il commanda un thé au jasmin et lâcha d'une
voix monocorde : « Les échecs, pour moi, c'est fini. »
J'étais
étonné qu'il ne commande pas un verre de vodka. Mais j'étais
encore plus surpris par la disparition de son bel accent russe. Je
devais avoir l'air médusé. Il se pencha vers moi au-dessus de la
table.
- « Je suis aussi Russe que vous. Je m'appelle Boris par
hasard ». Il but une gorgée de thé au jasmin. Ses gestes
étaient sûrs. Je
ne savais vraiment pas quoi dire. J'allai commencer un
discours convenu sur les difficultés de la vie dans la rue et sur la
façon de s'en sortir. Quand il colla son index sur sa bouche gercée.
-
« Ça fait vingt-cinq ans que je gagne ma vie en jouant aux
échecs, vous savez. Vingt-cinq ans ! C'est mon turbin. Deux
euros la partie. J'ai commencé à l'époque où c'était 5 francs.
Tout augmente. Une dizaine de parties tous les jours.
Je travaille les week-ends et les jours fériés. A côté de moi, il
y a Lolo, le jongleur, vous avez dû le voir, il officie devant la
bijouterie. Il jongle avec cinq quilles. Il essaie de passer à six.
Mais c'est pas facile de passer à six. Je crois que c'est un peu le
Cap Horn du jongleur, les six quilles. Et puis, il y a José. Lui,
son travail, c'est la manche. C'est très technique. Il bosse devant
le supermarché. Il faut tirer une tronche de six pieds de long pour
émouvoir le chaland. Mais faut pas trop en faire non plus. Les gens
n'aiment pas que la misère leur saute au visage. De la mesure, du
doigté. Faut être discret, trouver la bonne distance. Moi, j'y
arrive pas. Trop agressif, trop direct. Je préfère les échecs.
Enfin je préférais. »
Il
porta la tasse à ses lèvres. Ses doigts étaient larges, durs,
mangés par le froid : des paluches d'alpiniste, dures comme le roc,
des mains minérales.
- « Je
joue aux échecs depuis l'âge de cinq ans. J'ai aimé les échecs
parce qu'on ne peut pas tricher à ce jeu. Parce que la chance n'y
sauve personne. Tout est clair. Noir ou blanc. Tout est devant les
yeux. Tout peut être prévu. Et puis sur l'échiquier, on retrouve
les gens qu'on croise dans la rue. J'ai ma théorie là-dessus vous
savez. Les pions, c'est vous, c'est moi, c'est la foule ! On se
laisse manipuler, on est sacrifié. Et parfois, un pion touche le
bout de l'échiquier et se transforme : c'est la promotion ! La
promotion sociale ! Eh ouais. Le pion transformé en Dame, c'est le
vainqueur de la loterie, le fils de l'ouvrier qui réussit un
concours des grandes écoles, la fillette de banlieue qui devient
danseuse étoile, le petit-fils de mineur nordiste sélectionné dans
l'équipe de France de football ».
Après
réflexion, je ne vis aucun pion promu dans mon entourage. Moi-même,
j'étais assez loin du bout de l'échiquier et l'espoir de
transformer ma vie d'employé en Dame était ténu.
- « Et
les Cavaliers ? », lança Boris. « Les gens s'imaginent
que ces satanés canassons représentent l'esprit chevaleresque. Mon
cul ! Les Cavaliers, c'est de la fourberie en bois montée sur des
étriers ! Y a pas plus vil, plus abject qu'un cavalier bien
manié... A part peut-être Daniel. Vous connaissez Daniel ? C'est le
fleuriste. Avec
ses airs de sainte-nitouche, tous les matins, ce salaud trottine
devant José, Lolo et moi pour ouvrir sa boutique. A chaque fois il
fait mine de fouiller dans ses poches pour chercher de la monnaie
sans jamais rien trouver. Il est tellement visqueux que je m'étonne
de ne jamais voir de traînée de limace sur son sillage. Tous les
matins, c'est le même manège, il nous survole et file croquer le
porte-monnaie des amateurs de fleurs coupées ou de plantes en cage.
Et ce fumier fait fortune chaque décembre en vendant des cadavres
d'épicéa que les gens maquilleront de boules et de guirlandes avant
de les regarder sécher en clignotant dans les salons. »
Dans
le café, on fit un silence comme on fait un feu de cheminée. Je
pensais vaguement à mon sapin, mais je ne cherchais pas à compter
les Cavaliers qui caracolaient autour de moi au boulot. A
la cafétéria, près de la photocopieuse ou devant la machine à
café. Et je ne voulais pas savoir si je n'étais pas un peu Cavalier
moi aussi à mes heures.
- « Les
Tours, reprit Boris, les Tours, pour moi, ce sont ces gens qui ont
besoin d'espace et de solitude pour exprimer leur talent, vous voyez
? Au début de la partie, elles sont bloquées par les pions,
incapables du moindre mouvement. Au fil de la partie, elles gagnent
leur liberté. Et la fin, elles sont toutes puissantes, sans pitié.
Ça
ne vous rappelle personne ? »
Il
fit une nouvelle pause, regarda dans sa tasse comme si un poisson y
tournait au fond. Moi j'écoutais sans rien dire en essayant d'avaler
ma bière fraîche. Dehors, la neige recommençait à tomber à gros
flocons, engageant un combat avec le gros sel. Dans la file d'attente
pour la boulangerie, des gamins emmitouflés regardaient l'échiquier
de Boris laissé à l'abandon.
- « Et
les Fous !, beugla-t-il. Ils portent bien leur nom. Des
monomaniaques condamnés à filer de traviole toute leur vie. Et ils
tracent inlassablement leurs diagonales meurtrières comme des
essuie-glaces armés de couteau... »
La
définition correspondait assez bien à ma belle-mère, à mon
banquier ou à la concierge de mon immeuble. « Et le roi,
souffla Boris... Impotent mais indispensable alors que la dame, la
plus puissante et de loin, peut être sacrifiée comme un vulgaire
pion. Cela fait cinq siècles que l'on joue avec ces règles et elles
n'ont jamais été aussi fidèles à celles de notre société
d'aujourd'hui. Il partit d'un éclat de rire tonitruant, un de ces
rires qu'on n'entend plus de nos jours, un rire féodal. L'heure
tournait. Ma femme toute-puissante avait dû se réveiller et devait
se demander ce que son bon à rien de mari fichait. Il
écoutait Boris et ne touchait plus à sa bière.
- « Dans
la rue, reprit le joueur d'échecs, je croise le fer contre des
étudiants, des chômeurs, des artistes.. ou des types comme vous qui
ont parfois un peu de temps à tuer. Pour
les chômeurs, je fais un prix, on n'est pas des chiens. Moi,
avec l'expérience, je devine assez facilement ce qu'ils ont dans la
tronche les joueurs. En cinq minutes, c'est plié, je
peux dresser le profil psychologique de n'importe qui sans trop me
tromper ! Prenez Pierre, le professeur de musique. Vous ne le
connaissez pas, il joue le midi. Sous ses cheveux longs et sa douceur
apparente, c'est une brute. Un frustré qui a comprimé tous ses
complexes dans un ressort interne. Son agressivité est rentrée. Un
bigorneau énervé, vous voyez ? Ça se voit à sa façon de faire
claquer les pièces sur l'échiquier. A chaque coup, il dit qu'il
existe. C'est une brute triste.
Tout
le contraire de Marc, l'étudiant en droit. Un grand blond taciturne
avec une peau rose de Hollandais nourri au lait. Lui, il fait glisser
discrètement ses pièces. Il rêve d'être sournois. Il est juste
timide. Généralement, entre les coups, il ne sait pas quoi
fabriquer avec ses mains. Il finit par les dissimuler dans ses poches
on les voit gigoter sous son manteau, comme des jumeaux dans le
ventre de leur mère. Croyez-moi, Marc ne sera jamais un ténor du
barreau. Il officiera dans une étude austère, loin des plaidoiries
historiques, et n'en sera pas plus malheureux.
Il
y a encore le type pétri d'esprit de contradiction. Comme Hubert, le
vieux peintre maudit. Un grand monsieur aux cheveux blancs. Facile de
le reconnaître, il est encore plus mal fagoté que moi et puis il a
toujours des taches de peinture sur les doigts, parfois sur les
cheveux. On dirait qu'il fait exprès de s'en foutre partout pour
être sûr d'être pris pour ce qu'il est. Un peintre. Hubert a
besoin d'exister en dépit des règles : il ne jouera jamais un coup
normal, même le plus évident et le plus simple. Même en insistant,
je ne pourrai pas perdre contre lui. Vous lui donnez une pièce
gratuitement, par erreur ? Il la refuse et joue de l'autre côté de
l'échiquier. Il construit des édifices improbables qui finissent
systématiquement par s'écrouler tout seuls. Je ne parviens à
comprendre pourquoi il s'en étonne encore. Je sens que vous
brûlez de savoir dans quelle catégorie je vous classe, hein.
Laissez-moi d'abord vous parler de Georges. Georges, vous le
connaissez sûrement, c'est le boucher. Oui, le boucher qui vous vend
vos bavettes est un joueur d'échecs. Ce n'est pas si surprenant de
la part d'un type qui débite des animaux innocents à longueur de
temps. Il joue une partie rapide chaque matin, quand il a fini
d'embrocher ses poulets dans la rôtissoire. Georges, malgré son
quintal, est un digne représentant de la variété du pétochard. Il
n'attaque jamais, il attend, tremblant, tapi, il prépare, fomente,
mûrit, ébauche, défend, construit un mur d'enceinte autour de son
Roi. Une taupe inquiète qui consolide sans cesse son terrier et que
je finis toujours par égorger en lançant mes fouines. Pauvre
Georges. Hors des échecs, sa vie doit être un enfer. Comme celle de
tous ces gens qui préfèrent mourir plutôt que de courir un seul
risque. Enfin, il y a pire que lui. Bernard, par exemple. Il joue le
soir, en rentrant de son travail. Il trime dans l'administration
fiscale. Vous avez déjà dû croiser sa silhouette gracile. C'est un
type fluet, avec une tête trop grande pour ses idées et des mains
tordues. Il fait un peu peur, mais il est doux comme un agneau. Il y
a un côté scout chez lui, il a un code d'honneur, même aux échecs.
La bonne blague. Il
ne peut pas donner le premier coup. Il a besoin d'être assailli pour
enfin développer son jeu. Tendre la joue. Si vous ne l'insultez pas,
il ne bronche pas. La meilleure façon de lui faire manger son short
kaki et son foulard jaune, c'est encore de l'attaquer sans qu'il ne
s'en aperçoive. Par petites touches perfides. Les scouts font de
très mauvais joueurs d'échecs, je vous le garantis.
Et
puis, il y a encore le type qui n'a pas beaucoup d'idées. Ne le
prenez pas mal, mais c'est votre genre. Ce n'est pas que vous soyez
complètement stupide, mais l'on sent bien que vous ne savez pas où
vous voulez en venir. Vous êtes comme la plupart des gens : vous
croyez que vous aurez le temps de faire mieux plus tard. C'est l'une
des erreurs de perception les plus courantes, aux échecs comme dans
la vie : croire qu'il est encore tôt.»
Il
rit de nouveau, transformant le café vide en taverne bruyante
l'espace d'un court instant délimité par l'ouverture puis la
fermeture de sa bouche. Il me lança un regard appuyé, il attendait
une réaction, mais je n'étais pas vexé par son jugement. Je
n'avais simplement rien à dire et j'avais du mal à lui dire que je
n'avais rien à dire. »
-
« Quand vous prenez cet air ahuri, on dirait que vous êtes en
train de jouer !, rugit-il. Il y a encore beaucoup d'autres types de
joueurs. Abramowitz est mon préféré. Lui aussi, vous le connaissez
sans doute. C'est le pharmacien. Un romantique, Abramowitz, on sent
bien qu'il glisse toute la fantaisie de sa vie dans les parties
d'échecs. Le reste du temps, il classe ses médicaments. Mais il a
dans le moteur assez d'héroïsme pour cent autres vies. »
Boris
connaissait apparemment les prénoms de tous les joueurs du quartier.
Connaissait-il le mien ?
- « Vous
vous appelez Pierre », dit-il en vidant sa tasse. Il s'en
resservit une autre. Le parfum du jasmin chatouilla ma narine.
- « Et
puis, il y a le petit monsieur au chapeau, dit-il. Je sais pas si
vous l'avez déjà vu. Un drôle de monsieur. Moins un homme qu'une
silhouette. Cela fait cinq ans qu'il passe. Il file une pièce. Il
regarde. Il ne joue jamais. Ne commente jamais. Il porte toujours le
même feutre marron sur le crâne.
Il
a des yeux très grands, très noirs, très tristes, avec de longs
cils, et ses lunettes rondes ont du mal à contenir son regard. Je
n'ai jamais réussi à déchiffrer son profil psychologique. Au
début, je me suis méfié, j'ai cru que c'était un flic, rapport à
mon accent russe, c'est un faux accent, mais ça peut m'attirer de
vrais problèmes. Et puis je trouvais ça quand même bizarre, ce
type qui était là tout le temps, avec son imperméable, sa mallette
et ses silences.
Je
ne suis pas paranoïaque, même si c'est une qualité pour un joueur
d'échecs, mais je me suis dit, tu vas voir, un jour, il va te dire
« bonjour papa » ! Vous voyez ? La théorie du fils caché
qui retrouve son père SDF et qui lui tourne autour pendant des
années avant de lui avouer son identité. J'en ai des frissons rien
qu'à y penser. Mais ce monsieur est trop âgé pour être mon fils,
il ne doit pas être loin de la quarantaine. Avec son chapeau, c'est
très difficile de lui donner un âge. Vous avez remarqué comme
l'implantation capillaire détermine votre âge ? C'est assez brutal,
dès que vous retirez les cheveux, vous perdez des repères. Je suis
toujours embêté en face d'un chauve. Enfin, bref, ce type au
chapeau était un peu devenu mon rendez-vous de la mi-journée. Tous
les jours, il était là à 13h04 pétantes, jusqu'à 13h56,
absolument tous les jours, vous vous rendez compte ? Avec le temps,
j'ai fini par m'habituer, je ne le voyais même plus. Il était
devenu comme un meuble, un meuble qui passe à 13h04 précise et qui
disparaît cinquante-deux minutes plus tard. Eh bien figurez-vous
qu'à la mi-novembre, le 13 exactement, voilà que mon monsieur au
chapeau ne passe pas ! Personne
à 13h04, personne à 13h05. Je me suis dit qu'il était malade,
qu'il avait chopé un mauvais virus. Quinze jours après, je ne
l'avais toujours pas revu. Je me suis inquiété. On ne se rend pas
compte, nous autres, dans la rue. Les gens qui bossent dans les
bureaux, on les voit à peine, ils sont toujours obligés de courir
quelque part, ils ont toujours un truc à faire. Même pendant les
fêtes, ils n'ont pas l'air heureux. Même quand ils ont plein de
cadeaux dans leurs sacs, ils ont l'air de traîner quelque chose de
lourd. Moi, pour deux euros, je leur offre un peu de liberté, de
l'air. C'est ma façon de les aider. Je ne les fais pas dérailler,
mais au moins j'arrête le train pour cinq minutes, parfois dix,
qu'ils regardent le paysage. Lolo aussi, il s'occupe d'eux avec ses
cinq quilles, bientôt six. Quand il jongle, il ranime une vieille
magie enfouie, je vois bien que les passants aimeraient rester plus
longtemps, mais ils n'osent pas. L'enthousiasme désintéressé de
l'enfance, je crois que ça leur fait peur aux gens, ça leur
rappelle ce qu'ils sont devenus. Et José ! Il n'y a qu'à épier la
tête de ceux qui donnent quelques centimes, ils sont toujours plus
légers après avoir lâché une pièce.
Voyez,
les gens qui regardent mais qui ne jouent pas, je sens bien qu'ils
sont transportés par les chorégraphies de nos mains sur
l'échiquier. Ils voyagent. Vrai de vrai, aussi vrai que je m'appelle
Boris, que je suis né à Belleville et que je n'ai jamais vu Moscou.
L'accent, c'est pour le folklore. Ça fait décoller l'imaginaire des
gens, ils aiment bien la Russie, ça leur fait peur et ça les
fascine. J'ai toujours une bouteille de vodka à côté de moi. Dans
la bouteille, il n'y a que de l'eau. J'aime pas l'alcool. Mais les
gens ont besoin de se sentir utiles, jouer contre un clochard russe,
ça les valide un peu. Ils se disent, je joue contre un clodo russe,
j'ai l'esprit ouvert. Et voilà, alors moi, le clodo de Belleville,
je déteste l'alcool, mais j'essaie de leur renvoyer l'image attendue
pour ne pas tout gâcher. Faut
aider les gens à voyager quand ils n'ont pas les moyens de partir
tout seuls. Et puis, je ne vous cache pas que la bouteille de vodka
les met en confiance. Ils pensent qu'ils vont me battre facilement. »
Boris
joignit ses grosses mains d'alpiniste et ferma longuement les yeux.
Dehors, le gros sel était vaincu. Des flocons énormes formés de
conglomérats de cristaux tombaient au ralenti. On avait l'impression
que le ciel tout entier s'effondrait. Il n'y avait plus de clients à
la boulangerie. La ville était blanche.
-
« Mon monsieur au chapeau, j'ai pensé qu'il était parti en
vacances. Ça lui arrive, comme à tous les salariés. Mais
normalement, il transhume deux semaines pendant le mois d'août, une
semaine en décembre et deux semaines à Pâques. Réglé comme du
papier à musique mon monsieur de 13h04. Pourquoi
serait-il parti trois semaines en novembre, alors qu'il avait déjà
pris ses congés de Pâques et d'été ? Je sais qu'il dispose de
cinq semaines de congés payés. Je l'ai calculé. C'est facile
puisqu'il vient tous les jours sauf quand il est en vacances. Il ne
peut quand même pas tout d'un coup avoir tant de semaines en plus !
Après la troisième semaine, j'ai vraiment commencé à me ronger
les sangs. J'ai écarté d'emblée l'hypothèse du déménagement. Je
ne sais pas pourquoi, une intuition. Ce monsieur-là n'était pas du
genre à déménager. Il portait tous les jours le même costume
marron, il devait en posséder plusieurs jeux, les mêmes chaussures
cirées. Ce n'était pas le type de monsieur qui affectionne les
changements. Je ne l'imaginais pas décider tout d'un coup de quitter
la ville, effondrer du revers de la main l'empilement de ces journées
jumelles. Début décembre, ils ont commencé à accrocher les
décorations de Noël. J'adore ces moments-là. J'apprécie les
aurores, les commencements, les naissances. Et début décembre, ce
n'est pas encore la fin de l'année, ce n'est pas encore le
crépuscule, c'est juste le début de la période des fêtes. Il
n'était toujours pas là. Je pensais beaucoup trop à lui pour me
concentrer correctement. Je traînais mes pièces sur l'échiquier. Je
défendais moins bien mes positions. Je jouais petit bras. Au milieu
d'une partie un peu compliquée contre Abramowitz, j'ai laissé filer
le temps pendant plus d'une minute ! Une minute pour un coup ! Tout
ça, sans même parvenir à dénicher la bonne parade. J'ai gagné
d'extrême justesse et le pharmacien romantique est rentré dans sa
boutique avec l'impression d'avoir laissé passer sa chance.
A
la mi-décembre, je n'avais aucune nouvelle. Et s'il avait eu un
accident ? Un chauffard aurait pu le renverser. Et puis personne
n'est à l'abri d'un accident domestique. Peut-être s'était-il
électrocuté en réparant une vieille lampe sans avoir coupé le
compteur au préalable ? La pulpe du doigt qui effleure le fil de
cuivre, le jus d'électrons s'écoule dans les os et l'on s'écroule
du haut de l'escabeau ! Adieu Berthe ! Ou bien peut-être s'était-il
ébouillanté en se préparant une tasse de thé ? J'avais
remarqué sur l'émail de ses incisives une couche de tanin jaune
typique des buveurs de thé. Je ne peux pas mettre ma main à couper qu'il était un buveur de thé, mais je sais qu'il ne fumait pas. En tout cas jamais en regardant une
partie, or j'ai remarqué qu'un fumeur peut difficilement regarder
une partie d'échecs sans allumer une cigarette. On dirait que la
cigarette leur sert de lanterne et qu'elle éclaire la partie qu'ils
essaient de comprendre. Vers le 20 décembre, j'ai joué avec un
jeune étudiant. Je l'ai saigné comme un cochon. Au dix-huitième
coup, il a déplacé son Roi dans une position folle, hors de la
protection de sa ligne de pions. Son Roi était soudain sous le feu
croisé de mon Cavalier et de mes deux Fous, c'était comme un
suicide. J'ai commencé à imaginer le pire pour le monsieur au
chapeau. On ne se rend pas compte, nous autres, mais la vie des
employés est parfois tellement difficile qu'ils se sentent acculés
et décident de raccourcir leur espérance de vie. Je commençais à
échafauder des théories toutes plus tragiques les unes que les
autres. Moi, quand j'échafaude, je deviens russe, c'est comme aux
échecs, ça finit très mal et ce n'est pas joli à voir.
Et
puis c'est arrivé hier. Le 24 décembre, quelle blague. Vous avez dû
voir ça derrière vos fenêtres. Il tombait sur Paris la même neige
qu'il tombe aujourd'hui. Une de ces neiges qu'on ne trouve qu'à la
montagne ou dans les forêts du nord de l'Europe ou peut-être chez
les Inuits. Une neige épaisse, douce, une neige bourrée de coton,
des milliards de petits oreillers moelleux qui tombent du ciel. Elle
s'accumulait sur le trottoir et emmitouflait la ville dans un cocon
merveilleux. Ça m'a rappelé ma fille, elle avait huit ans quand
elle est partie, il neigeait comme ce jour-là. Et c'est marrant,
parce que ça ne m'a jamais fait détester la neige, au contraire, ça
me rappelle son joli visage et son rire clair. »
Boris
se servit une nouvelle tasse de thé et cessa de parler quelques
secondes. Il regarda à travers les vitres du café l'abondant tapis
blanc déroulé sur le trottoir et dans les rues.
-
« Excusez-moi si je poétise un peu, mais moi, toute cette
neige, ça me fend le cœur, ça me le coupe en deux comme une pomme
fraîche. Ça me rappelle aussi un jour, quand j'étais gamin, je
devais avoir huit ans, comme ma fille. On était dans la cuisine avec
ses meubles bon marché en bois clair, la
soupe au cresson fumait dans les assiettes creuses, ma mère tenait
la louche en inox, mon père coupait le pain, mes frères racontaient
leur journée à l'école et moi, je regardais la neige qui tombait
dehors à travers les carreaux de la fenêtre. La fumée de la soupe,
la main de mon père sur le pain, le bruit des cuillères dans les
assiettes, la louche en inox. Le bois clair des meubles, les voix de
mes frères et la neige derrière la fenêtre. C'est tout. Je suis
bien incapable de vous dire pourquoi je me souviens de ça. J'ai 57
ans et entre mes parties d'échecs, je me suis amusé à
comptabiliser tous mes souvenirs. J'ai
essayé de mesurer combien de temps occupaient dans mon esprit tous
ces instants mis bout à bout. La soupe au cresson : 5 secondes. Le
jour où j'ai perdu la clé de la maison à 6 ans : 6 secondes. Le
premier baiser à 13 ans : 9 secondes. La fois où je suis fait
casser la gueule : 5 secondes. Mon accident de bagnole : 7 secondes.
Mon mariage : 8 secondes. Mon divorce : 3 secondes. Mon ancien
boulot : 6 secondes. Et même ma fille : je ne garde d'elle qu'une
minute tout au plus. Ma
mémoire n'enregistre que des instants, des bribes, jamais des plans
séquences. Alors qu'aux échecs, je me souviens de tout. Croyez-le
ou non, même en comptant large, ma mémoire n'a pas retenu plus
d'une journée de souvenirs collés bout à bout. Une journée à
peine pour 57 ans. Tout le reste n'a servi qu'à habiller cette
journée-là peut-être.
Évidemment,
on ne sait jamais si l'instant qu'on vit, cet instant-là, par
exemple, au moment où je vous parle, restera dans votre mémoire.
Deux secondes dans la journée qui fera votre vie, ou bien s'il
disparaîtra dans un endroit qu'il faudra un jour trouver et explorer
: le cimetière des souvenirs ratés. »
Devant
la boulangerie, deux gamins s'étaient assis autour du jeu d'échecs
recouvert de neige. Près des banquettes vermillon, un garçon de
café désœuvré s'était approché. Il semblait écouter l'histoire
de Boris d'une oreille distraite.
- « Pour la plupart des gens,
poursuivit Boris, ce Noël blanc, c'était un cadeau tombé du ciel,
de la magie en poudre jetée sur le trottoir. Je l'ai vu dans leurs
yeux émerveillés, ça les rendait vraiment heureux. La ville avait
chaussé ses patins, la neige adoucissait les bruits, vous savez,
comme dans les films américains. Elle s'entassait sur les branches
des arbres, sur les toits des voitures, elle donnait une épaisseur à
la fête. Ce Noël-là, on allait y croire plus que d'habitude. On
allait oublier les courses dans les magasins, on allait juste
profiter ensemble d'un moment au chaud alors que dehors il neige. Je
dis ça, même si moi, je ne fais jamais les courses, je vis seul et
je préfère rester dehors... Je l'ai vu venir de loin.
Je
l'ai reconnu à sa démarche, son chapeau, sa façon de tenir sa tête
vers le bas comme s'il avait peur de regarder les étoiles cachées
au-dessus des nuages ou bien comme s'il recherchait une médaille de
communion perdue entre les crottes de chien. Moi, j'étais tout seul
devant mon échiquier. Personne n'avait le temps de jouer juste avant
que le petit Jésus sorte des cuisses de sa mère. Croyez-le ou pas,
il est venu devant moi, droit comme un i majuscule. Il a balayé la
neige qu'il y avait sur la chaise. Il s'est assis.
J'étais
ému, pourtant il en faut pour me faire battre le palpitant. Il
portait des gants en cuir qu'il n'a jamais quitté. Rien n'avait
changé dans son allure. Les mêmes lunettes rondes, le même teint
diaphane, le même chapeau. Il a sorti un billet de cinq euros et il
l'a posé sur la table sans rien dire. J'ai pris le billet sans
rendre la monnaie et j'ai dégagé la couche de neige sur
l'échiquier. Il n'a pas bronché. Comme toujours, j'ai pris les
Noirs et j'ai laissé à mon invité le privilège de jouer avec les
Blancs. Il était 21h00. Il n'y avait quasiment plus personne dans la
rue. J'avais prévu d'aller fêter Noël avec Lolo et José dans un
foyer. Mais ça ne s'est pas passé comme prévu.
Nous
étions éclairés par la lumière jaune orangée des lampadaires et
par les guirlandes colorées qui clignotaient dans les vitrines des
magasins. La neige tombait à gros flocons et s'amoncelait assez vite
sur l'échiquier. Chaque fois que nous bougions une pièce, il
fallait déblayer le chemin entre les cases. Je n'avais jamais joué
une partie d'échecs dans la neige. Après une quinzaine de coups,
j'ai cerné le profil psychologique de mon petit monsieur au chapeau
: un artiste. Je défendais avec une sicilienne Dragon, vous voyez,
1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 g6. C'est violent. J'imagine que
vous connaissez, c'est l'une des ouvertures les plus brutales du
jeu. Au seizième coup, il a quitté la théorie, il a oublié les
livres, les milliers de parties jouées avant lui, il est parti à
l'aventure en déplaçant un fou sur une case inattendue. Son coup,
un fou suspendu dans le vide, paraissait vraiment stupide au premier
abord. En l'analysant attentivement, j'ai compris qu'il creusait sur
l'échiquier un labyrinthe de possibilités assez effrayantes. C'est
souvent comme ça, quand on ne comprend pas quelque chose, on décrète
que cette chose est inepte. Faut se méfier de la bêtise apparente,
faut craindre ce qu'on appelle la folie, il y a parfois des crevasses
là-dessous. Des ravins.
Son
coup suivant, un saut impromptu de cavalier offert en sacrifice était
extraordinaire. Pour la première fois depuis des années, un joueur
avait joué deux coups de suite que je n'avais pas prévus. J'étais
ému. J'avais peur. C'était nouveau. C'était délicieux. Excité
comme un gamin, je tentais d'éviter les pièges, ah, je t'ai vu
salopard, ton cavalier m'est offert. Mais je sais qu'il est crocheté
à un hameçon rugueux, si je le prends avec mon pion, mon fou ne sera
plus protégé. Je devrais le déplacer au coup suivant et si je le
déplace, j'abandonne la longue diagonale à ton fou, jamais, jamais
je ne te donnerai cette diagonale. À mon tour je lançais toute mon
imagination, toute ma force dans la bataille.
Nos
cerveaux se frottaient l'un contre l'autre, y'avait comme des
étincelles, mais c'était juste les lumières clignotantes des
magasins. C'était comme un tableau, vous voyez ? Un tableau peint
par deux types qui ne sont pas d'accord. Chacun d'entre nous lançait
des seaux de couleurs éclatantes qui dessinaient sur les cases un
dessin incroyablement complexe. C'était beau, vraiment, je vous
assure que c'était beau, beau et violent, du bleu cobalt sur les
colonnes ouvertes. Une tension rouge carmin avec des orangers venus
de nulle part au centre de l'échiquier. Du jaune jonquille sur les
ailes. Et partout, des gerbes de feu aux teintes crépusculaires.
Il
était précis, aiguisé, je colmatais les brèches qu'il creusait
insidieusement, et je lançais mes propres torpilles invisibles dans
les abysses de ses défenses. Mais peu à peu, je devinais qu'il
accumulait de minuscules avantages, oui, il resserrerait son étreinte
lentement. Aux échecs, le vaincu renifle l'odeur du cercueil bien
avant que le gagnant n'entende éclater les bulles du champagne. Un sentiment
diffus, une onde glaciale qui vous traverse l'échine et vous givre
la moelle épinière. Vous savez ça mieux que moi. Il neigeait de
plus en plus fort. On ne parvenait plus à retirer la neige des cases
de l'échiquier, il en tombait toujours davantage. Aucun de nous
deux n'a eu l'idée d'aller trouver un endroit pour se protéger.
Mais il devenait vraiment impossible de jouer dans ce tas de neige.
Je lui ai proposé de jouer à l'aveugle la fin de la partie.
J'espérais que le défi gèlerait son emprise. Il a opiné en
souriant. Nous avons cessé de toucher les pièces.
Nous
étions assis face à face et l'un après l'autre, nous annoncions
nos coups à voix haute tandis que l'échiquier disparaissait sous la
neige. « Cavalier en g7 ! » « Pion h5 ».
« Tour prend en b8 ». Il fallait conserver en mémoire la
position qui changeait à chaque coup. Le jeu à l'aveugle épate
souvent les amateurs. Ils y voient un tour de magie, une
démonstration époustouflante des capacités de la mémoire. Mais
quand les échecs sont votre langue maternelle, ce n'est pas bien
sorcier. Ma défense était héroïque. Je le dis sans forfanterie.
Il y avait du panache dans mes coups. Mieux, il y avait de la grâce,
la grâce d'un gisant du Père Lachaise, la grâce d'une beauté
inutile, vous voyez ?
Les
vapeurs de nos deux souffles se mélangeaient au-dessus de
l'échiquier enneigé. Ah ça avait de la gueule. Nous nous
regardions sans nous défier, sans trop savoir que faire de nos yeux
qui ne servaient de fait plus à rien. Au 44e coup, notre partie
ressemblait à un enchevêtrement indémaillable de possibilités. Et
puis il est arrivé ce que je redoutais. Il a sacrifié une Tour. Et
je ne pouvais pas la refuser. Je ne pouvais plus rien éviter. Tout
allait bientôt s'effondrer. J'avais un goût sec dans la bouche. Je
perdais.
La
partie avait peut-être duré trois heures. Sans nous concerter nous
avions délaissé la pendule. Sur
l'échiquier réel, les pièces immobiles étaient recouvertes de
neige. Seules les couronnes des Rois surnageaient. Lui, il attendait
mon coup. Moi je savais que c'était fini, mais je prenais mon temps
pour savourer cet instant. Ça faisait longtemps que je l'attendais.
Bien sûr, j'ai déjà perdu des parties avant. Mais c'était pas
pareil.
Jamais
une défaite ne m'avait autant ébranlé et exalté à la fois. Je ne
sais pas comment vous expliquer ça. Vous savez, les gens pensent que
les échecs sont un jeu cérébral pour gentlemen de bonne compagnie.
Ils s'imaginent que c'est une guerre symbolique et intellectuelle.
C'est pas vrai. Les échecs, c'est l'assassinat mis à la portée de
gens qui n'ont pas envie de tuer pour de bon. Je vous dis pas ça
pour vous, mais je connais mon affaire. C'est du meurtre en bois ce
qu'on fait là. Mon petit monsieur au chapeau, il a assassiné quelque
chose en moi. Et ce meurtre-là, c'était un peu mon cadeau de Noël,
je ne sais pas si je suis clair. C'est la défaite de ma vie, je
crois, et puis c'est peut-être aussi toute cette neige vous voyez.
Toute cette neige... »
Boris
rassembla encore ses grosses mains l'une contre l'autre, baissa un
peu plus la tête. Le garçon de café écoutait.
-
« Pour moi, c'était fini, mais le monsieur au chapeau
attendait encore que je parle, que je donne mon coup. J'ai simplement
donné une pichenette sur la tête coupée de mon roi qui est tombé
dans la neige. Sur tout l'échiquier blanc, seule la couronne de son
Roi blanc émergeait. C'était un peu théâtral. Le type au chapeau
m'a jeté un coup d'œil étonné. Ce genre de geste, c'est pour les
mazettes, les pousseurs de bois. Il s'est levé, a ajusté son
chapeau. Il a hésité un instant puis il est parti sans rien dire.
Il était tard. Je suis resté longtemps là et puis je me suis
endormi. C'est vous qui m'avez réveillé. »
Boris
cligna des yeux assez lentement comme si le mouvement de ses cils
venait clore son récit, effacer tout ce qui venait d'être dit. La
théière était vide. Je n'avais pas touché à ma bière. Les rues
étaient blanches. Avec leurs parents, des enfants sortaient des
immeubles pour jouer dans la neige. Après avoir considéré que le
silence qui nous séparait de ses derniers mots était assez long, je
lui demandai ce qu'il comptait faire maintenant. « Je ne sais
pas ». Il me sourit, se leva, remercia pour le thé et sortit
sans un regard pour son jeu d'échecs. Le garçon de café qui avait
écouté l'histoire le regarda partir puis s'approcha de moi.
- « C'est
un dingue ce type ! Hier, je suis passé devant lui vers minuit. Ben
je vais vous dire, il jouait tout seul le collègue. Il n'y avait personne
en face. »
Je
suis resté un long moment devant ma bière. Et puis je suis rentré
chez moi, sans le pain. Je n'ai jamais revu Boris.