dimanche 24 novembre 2013

Boris

La neige commençait à fondre sur les trottoirs. Les rues avaient été salées et déblayées. À côté de la boulangerie, Boris était à son poste sur son tabouret branlant, devant sa caisse en bois et son jeu d'échecs patiné. Modèle Staunton, pièces en racine de palissandre et ébène, triple plombage, un jeu luxueux qui déparait avec la mise de son propriétaire. Pour deux euros, on pouvait disputer une partie rapide contre Boris. Cinq minutes pour chaque adversaire. Juste après chaque coup, il fallait appuyer à toute vitesse sur les petits boutons dorés de la pendule. Boris tenait le pavé depuis des années.

Il avait la cinquantaine, un visage très large, trapézoïdal, d'où perçaient des yeux bleus très clairs. Il portait des mitaines, parlait avec une grosse voix et conservait toujours près de lui une bouteille de vodka cachée dans un sac en plastique. Je ne le battais jamais. Mais après chaque partie, je quittais les décombres fumants du champ de bataille sans rancœur.

J'avais l'impression que chacune des déculottées que je recevais lui redonnait par ricochet un peu de fierté. Je croyais un peu bêtement que mes défaites le réintégraient un peu dans la société des hommes. Lorsque mon Roi tombait, Boris se mettait debout.

Sans fausse modestie, j'étais à l'époque un honnête joueur d'échecs. Je connaissais quelques ouvertures et je maîtrisais assez bien les grands principes théoriques du roi des jeux. Contrôler le centre, lancer rapidement sur le front les pièces mineures, Fous et Cavaliers, roquer pour protéger son Roi, relier ses Tours. Ne pas engager sa Dame trop tôt dans le combat, contrôler la structure de ses pions. Mais j'étais bien incapable de mettre en difficulté un joueur de la trempe de Boris.

Il posait sur l'échiquier des yeux de prédateur, repérait en un instant les chausse-trappes et déclenchait des offensives irrésistibles. Aucune de ses pièces n'était isolée sur l'échiquier, au contraire, elles étaient toutes reliées les unes aux autres par un dessein invisible et destructeur. Chacune exactement à sa place. J'avais parfois le sentiment qu'une armée de fourmis légionnaires défonçait mes lignes de défense. Ce n'était pas des pièces d'échecs, mais un corps unique motivé par un seul but. Et c'est avec une consternation respectueuse que je m'avouais vaincu. Dans le quartier, personne ne battait Boris. Il affirmait qu'il avait appris les échecs à Moscou, avant l'effondrement de l'URSS. Dans ses veines slaves coulait un sang plein de fourchettes, de chaînes de pions, d'échecs à la découverte et de combinaisons mortelles. Comme beaucoup de joueurs d'échecs flamboyants, hors de l'échiquier, il ne ressemblait pas à grand-chose. Il avait l'apparence mitée de beaucoup d'autres SDF de la capitale, portait des couches de vêtements d'origine indéterminée. Il ne se tenait jamais tout à fait droit et son visage buriné ressemblait à un terrain vague sur lequel poussait une barbe sauvage.

Ce jour-là, tandis que le Noël blanc était en train de virer au gris, Boris était affalé sur son tabouret devant la boulangerie. Il avait l'air d'un gros chien de traîneau épuisé et couvert de givre. Il avait peut-être passé la nuit dehors. Le fumet de pain chaud qui s'échappait de la boulangerie ne lui faisait aucun effet. Il avait les yeux clos. La file d'attente pour décrocher sa baguette s'étirait loin sur le trottoir. A cent mètres de là, ma femme dormait encore et les enfants jouaient avec leurs cadeaux près du sapin qui commençait déjà à dépérir. J'avais le temps pour une petite partie.

Décontracté, je lâchai une pièce de deux euros sur l'échiquier. Le tintement de la pièce sur le bois le réveilla. Il était plus hirsute que d'habitude. Il me lança un regard en diagonale à travers ses cils gelés, fit non de la tête. Les gens nous regardaient. Il était sans doute ivre. J'étais embarrassé. Pendant toutes ces années, je n'avais tissé aucune relation particulière avec lui. Il y a beaucoup de gens dans mon entourage auxquels je ne peux donner aucun statut précis.

Boris n'était pas un ami, ni un copain, pas même une connaissance. Il était le SDF avec lequel je jouais aux échecs quand j'allais acheter le pain. Était-ce la culpabilité d'avoir gobé deux douzaines d'huîtres la veille alors que lui crevait de froid ? Toujours est-il que pour la première fois, je lui proposai de prendre un verre au bistrot du coin. Il se leva comme on se lève du bord d'un torrent, laissant derrière lui sa caisse et l'échiquier.

Nous nous installâmes dans les banquettes rouge vermillon. Le café était vide. A travers les vitres gelées, on distinguait les baguettes processionnaires qui sortaient toutes les quinze secondes de la boulangerie. Je commandai une bière. Il était encore tôt, mais je ne voulais pas le laisser se griser tout seul. Il ôta ses mitaines, puis il me dévisagea comme si c'était moi qui avais un comportement étrange. Sa peau était rose vif. J'imaginai combien de générations de Sibériens increvables s'étaient succédé pour donner naissance à un spécimen comme Boris. Le givre avait fini de fondre sur ses cils. Il commanda un thé au jasmin et lâcha d'une voix monocorde : « Les échecs, pour moi, c'est fini. »

J'étais étonné qu'il ne commande pas un verre de vodka. Mais j'étais encore plus surpris par la disparition de son bel accent russe. Je devais avoir l'air médusé. Il se pencha vers moi au-dessus de la table.

- « Je suis aussi Russe que vous. Je m'appelle Boris par hasard ». Il but une gorgée de thé au jasmin. Ses gestes étaient sûrs. Je ne savais vraiment pas quoi dire. J'allai commencer un discours convenu sur les difficultés de la vie dans la rue et sur la façon de s'en sortir. Quand il colla son index sur sa bouche gercée.

- « Ça fait vingt-cinq ans que je gagne ma vie en jouant aux échecs, vous savez. Vingt-cinq ans ! C'est mon turbin. Deux euros la partie. J'ai commencé à l'époque où c'était 5 francs. Tout augmente. Une dizaine de parties tous les jours. Je travaille les week-ends et les jours fériés. A côté de moi, il y a Lolo, le jongleur, vous avez dû le voir, il officie devant la bijouterie. Il jongle avec cinq quilles. Il essaie de passer à six. Mais c'est pas facile de passer à six. Je crois que c'est un peu le Cap Horn du jongleur, les six quilles. Et puis, il y a José. Lui, son travail, c'est la manche. C'est très technique. Il bosse devant le supermarché. Il faut tirer une tronche de six pieds de long pour émouvoir le chaland. Mais faut pas trop en faire non plus. Les gens n'aiment pas que la misère leur saute au visage. De la mesure, du doigté. Faut être discret, trouver la bonne distance. Moi, j'y arrive pas. Trop agressif, trop direct. Je préfère les échecs. Enfin je préférais. »

Il porta la tasse à ses lèvres. Ses doigts étaient larges, durs, mangés par le froid : des paluches d'alpiniste, dures comme le roc, des mains minérales.

- « Je joue aux échecs depuis l'âge de cinq ans. J'ai aimé les échecs parce qu'on ne peut pas tricher à ce jeu. Parce que la chance n'y sauve personne. Tout est clair. Noir ou blanc. Tout est devant les yeux. Tout peut être prévu. Et puis sur l'échiquier, on retrouve les gens qu'on croise dans la rue. J'ai ma théorie là-dessus vous savez. Les pions, c'est vous, c'est moi, c'est la foule ! On se laisse manipuler, on est sacrifié. Et parfois, un pion touche le bout de l'échiquier et se transforme : c'est la promotion ! La promotion sociale ! Eh ouais. Le pion transformé en Dame, c'est le vainqueur de la loterie, le fils de l'ouvrier qui réussit un concours des grandes écoles, la fillette de banlieue qui devient danseuse étoile, le petit-fils de mineur nordiste sélectionné dans l'équipe de France de football ».

Après réflexion, je ne vis aucun pion promu dans mon entourage. Moi-même, j'étais assez loin du bout de l'échiquier et l'espoir de transformer ma vie d'employé en Dame était ténu.

- « Et les Cavaliers ? », lança Boris. « Les gens s'imaginent que ces satanés canassons représentent l'esprit chevaleresque. Mon cul ! Les Cavaliers, c'est de la fourberie en bois montée sur des étriers ! Y a pas plus vil, plus abject qu'un cavalier bien manié... A part peut-être Daniel. Vous connaissez Daniel ? C'est le fleuriste. Avec ses airs de sainte-nitouche, tous les matins, ce salaud trottine devant José, Lolo et moi pour ouvrir sa boutique. A chaque fois il fait mine de fouiller dans ses poches pour chercher de la monnaie sans jamais rien trouver. Il est tellement visqueux que je m'étonne de ne jamais voir de traînée de limace sur son sillage. Tous les matins, c'est le même manège, il nous survole et file croquer le porte-monnaie des amateurs de fleurs coupées ou de plantes en cage. Et ce fumier fait fortune chaque décembre en vendant des cadavres d'épicéa que les gens maquilleront de boules et de guirlandes avant de les regarder sécher en clignotant dans les salons. »

Dans le café, on fit un silence comme on fait un feu de cheminée. Je pensais vaguement à mon sapin, mais je ne cherchais pas à compter les Cavaliers qui caracolaient autour de moi au boulot. A la cafétéria, près de la photocopieuse ou devant la machine à café. Et je ne voulais pas savoir si je n'étais pas un peu Cavalier moi aussi à mes heures.

- « Les Tours, reprit Boris, les Tours, pour moi, ce sont ces gens qui ont besoin d'espace et de solitude pour exprimer leur talent, vous voyez ? Au début de la partie, elles sont bloquées par les pions, incapables du moindre mouvement. Au fil de la partie, elles gagnent leur liberté. Et la fin, elles sont toutes puissantes, sans pitié. Ça ne vous rappelle personne ? »

Il fit une nouvelle pause, regarda dans sa tasse comme si un poisson y tournait au fond. Moi j'écoutais sans rien dire en essayant d'avaler ma bière fraîche. Dehors, la neige recommençait à tomber à gros flocons, engageant un combat avec le gros sel. Dans la file d'attente pour la boulangerie, des gamins emmitouflés regardaient l'échiquier de Boris laissé à l'abandon.

- « Et les Fous !, beugla-t-il. Ils portent bien leur nom. Des monomaniaques condamnés à filer de traviole toute leur vie. Et ils tracent inlassablement leurs diagonales meurtrières comme des essuie-glaces armés de couteau... »

La définition correspondait assez bien à ma belle-mère, à mon banquier ou à la concierge de mon immeuble. « Et le roi, souffla Boris... Impotent mais indispensable alors que la dame, la plus puissante et de loin, peut être sacrifiée comme un vulgaire pion. Cela fait cinq siècles que l'on joue avec ces règles et elles n'ont jamais été aussi fidèles à celles de notre société d'aujourd'hui. Il partit d'un éclat de rire tonitruant, un de ces rires qu'on n'entend plus de nos jours, un rire féodal. L'heure tournait. Ma femme toute-puissante avait dû se réveiller et devait se demander ce que son bon à rien de mari fichait. Il écoutait Boris et ne touchait plus à sa bière.

- « Dans la rue, reprit le joueur d'échecs, je croise le fer contre des étudiants, des chômeurs, des artistes.. ou des types comme vous qui ont parfois un peu de temps à tuer. Pour les chômeurs, je fais un prix, on n'est pas des chiens. Moi, avec l'expérience, je devine assez facilement ce qu'ils ont dans la tronche les joueurs. En cinq minutes, c'est plié, je peux dresser le profil psychologique de n'importe qui sans trop me tromper ! Prenez Pierre, le professeur de musique. Vous ne le connaissez pas, il joue le midi. Sous ses cheveux longs et sa douceur apparente, c'est une brute. Un frustré qui a comprimé tous ses complexes dans un ressort interne. Son agressivité est rentrée. Un bigorneau énervé, vous voyez ? Ça se voit à sa façon de faire claquer les pièces sur l'échiquier. A chaque coup, il dit qu'il existe. C'est une brute triste.

Tout le contraire de Marc, l'étudiant en droit. Un grand blond taciturne avec une peau rose de Hollandais nourri au lait. Lui, il fait glisser discrètement ses pièces. Il rêve d'être sournois. Il est juste timide. Généralement, entre les coups, il ne sait pas quoi fabriquer avec ses mains. Il finit par les dissimuler dans ses poches on les voit gigoter sous son manteau, comme des jumeaux dans le ventre de leur mère. Croyez-moi, Marc ne sera jamais un ténor du barreau. Il officiera dans une étude austère, loin des plaidoiries historiques, et n'en sera pas plus malheureux.

Il y a encore le type pétri d'esprit de contradiction. Comme Hubert, le vieux peintre maudit. Un grand monsieur aux cheveux blancs. Facile de le reconnaître, il est encore plus mal fagoté que moi et puis il a toujours des taches de peinture sur les doigts, parfois sur les cheveux. On dirait qu'il fait exprès de s'en foutre partout pour être sûr d'être pris pour ce qu'il est. Un peintre. Hubert a besoin d'exister en dépit des règles : il ne jouera jamais un coup normal, même le plus évident et le plus simple. Même en insistant, je ne pourrai pas perdre contre lui. Vous lui donnez une pièce gratuitement, par erreur ? Il la refuse et joue de l'autre côté de l'échiquier. Il construit des édifices improbables qui finissent systématiquement par s'écrouler tout seuls. Je ne parviens à comprendre pourquoi il s'en étonne encore.  Je sens que vous brûlez de savoir dans quelle catégorie je vous classe, hein. Laissez-moi d'abord vous parler de Georges. Georges, vous le connaissez sûrement, c'est le boucher. Oui, le boucher qui vous vend vos bavettes est un joueur d'échecs. Ce n'est pas si surprenant de la part d'un type qui débite des animaux innocents à longueur de temps. Il joue une partie rapide chaque matin, quand il a fini d'embrocher ses poulets dans la rôtissoire. Georges, malgré son quintal, est un digne représentant de la variété du pétochard. Il n'attaque jamais, il attend, tremblant, tapi, il prépare, fomente, mûrit, ébauche, défend, construit un mur d'enceinte autour de son Roi. Une taupe inquiète qui consolide sans cesse son terrier et que je finis toujours par égorger en lançant mes fouines. Pauvre Georges. Hors des échecs, sa vie doit être un enfer. Comme celle de tous ces gens qui préfèrent mourir plutôt que de courir un seul risque. Enfin, il y a pire que lui. Bernard, par exemple. Il joue le soir, en rentrant de son travail. Il trime dans l'administration fiscale. Vous avez déjà dû croiser sa silhouette gracile. C'est un type fluet, avec une tête trop grande pour ses idées et des mains tordues. Il fait un peu peur, mais il est doux comme un agneau. Il y a un côté scout chez lui, il a un code d'honneur, même aux échecs. La bonne blague. Il ne peut pas donner le premier coup. Il a besoin d'être assailli pour enfin développer son jeu. Tendre la joue. Si vous ne l'insultez pas, il ne bronche pas. La meilleure façon de lui faire manger son short kaki et son foulard jaune, c'est encore de l'attaquer sans qu'il ne s'en aperçoive. Par petites touches perfides. Les scouts font de très mauvais joueurs d'échecs, je vous le garantis.

Et puis, il y a encore le type qui n'a pas beaucoup d'idées. Ne le prenez pas mal, mais c'est votre genre. Ce n'est pas que vous soyez complètement stupide, mais l'on sent bien que vous ne savez pas où vous voulez en venir. Vous êtes comme la plupart des gens : vous croyez que vous aurez le temps de faire mieux plus tard. C'est l'une des erreurs de perception les plus courantes, aux échecs comme dans la vie : croire qu'il est encore tôt.»

Il rit de nouveau, transformant le café vide en taverne bruyante l'espace d'un court instant délimité par l'ouverture puis la fermeture de sa bouche. Il me lança un regard appuyé, il attendait une réaction, mais je n'étais pas vexé par son jugement. Je n'avais simplement rien à dire et j'avais du mal à lui dire que je n'avais rien à dire. »

- « Quand vous prenez cet air ahuri, on dirait que vous êtes en train de jouer !, rugit-il. Il y a encore beaucoup d'autres types de joueurs. Abramowitz est mon préféré. Lui aussi, vous le connaissez sans doute. C'est le pharmacien. Un romantique, Abramowitz, on sent bien qu'il glisse toute la fantaisie de sa vie dans les parties d'échecs. Le reste du temps, il classe ses médicaments. Mais il a dans le moteur assez d'héroïsme pour cent autres vies. »

Boris connaissait apparemment les prénoms de tous les joueurs du quartier. Connaissait-il le mien ?

- « Vous vous appelez Pierre », dit-il en vidant sa tasse. Il s'en resservit une autre. Le parfum du jasmin chatouilla ma narine.

- « Et puis, il y a le petit monsieur au chapeau, dit-il. Je sais pas si vous l'avez déjà vu. Un drôle de monsieur. Moins un homme qu'une silhouette. Cela fait cinq ans qu'il passe. Il file une pièce. Il regarde. Il ne joue jamais. Ne commente jamais. Il porte toujours le même feutre marron sur le crâne.

Il a des yeux très grands, très noirs, très tristes, avec de longs cils, et ses lunettes rondes ont du mal à contenir son regard. Je n'ai jamais réussi à déchiffrer son profil psychologique. Au début, je me suis méfié, j'ai cru que c'était un flic, rapport à mon accent russe, c'est un faux accent, mais ça peut m'attirer de vrais problèmes. Et puis je trouvais ça quand même bizarre, ce type qui était là tout le temps, avec son imperméable, sa mallette et ses silences.

Je ne suis pas paranoïaque, même si c'est une qualité pour un joueur d'échecs, mais je me suis dit, tu vas voir, un jour, il va te dire « bonjour papa » ! Vous voyez ? La théorie du fils caché qui retrouve son père SDF et qui lui tourne autour pendant des années avant de lui avouer son identité. J'en ai des frissons rien qu'à y penser. Mais ce monsieur est trop âgé pour être mon fils, il ne doit pas être loin de la quarantaine. Avec son chapeau, c'est très difficile de lui donner un âge. Vous avez remarqué comme l'implantation capillaire détermine votre âge ? C'est assez brutal, dès que vous retirez les cheveux, vous perdez des repères. Je suis toujours embêté en face d'un chauve. Enfin, bref, ce type au chapeau était un peu devenu mon rendez-vous de la mi-journée. Tous les jours, il était là à 13h04 pétantes, jusqu'à 13h56, absolument tous les jours, vous vous rendez compte ? Avec le temps, j'ai fini par m'habituer, je ne le voyais même plus. Il était devenu comme un meuble, un meuble qui passe à 13h04 précise et qui disparaît cinquante-deux minutes plus tard. Eh bien figurez-vous qu'à la mi-novembre, le 13 exactement, voilà que mon monsieur au chapeau ne passe pas ! Personne à 13h04, personne à 13h05. Je me suis dit qu'il était malade, qu'il avait chopé un mauvais virus. Quinze jours après, je ne l'avais toujours pas revu. Je me suis inquiété. On ne se rend pas compte, nous autres, dans la rue. Les gens qui bossent dans les bureaux, on les voit à peine, ils sont toujours obligés de courir quelque part, ils ont toujours un truc à faire. Même pendant les fêtes, ils n'ont pas l'air heureux. Même quand ils ont plein de cadeaux dans leurs sacs, ils ont l'air de traîner quelque chose de lourd. Moi, pour deux euros, je leur offre un peu de liberté, de l'air. C'est ma façon de les aider. Je ne les fais pas dérailler, mais au moins j'arrête le train pour cinq minutes, parfois dix, qu'ils regardent le paysage. Lolo aussi, il s'occupe d'eux avec ses cinq quilles, bientôt six. Quand il jongle, il ranime une vieille magie enfouie, je vois bien que les passants aimeraient rester plus longtemps, mais ils n'osent pas. L'enthousiasme désintéressé de l'enfance, je crois que ça leur fait peur aux gens, ça leur rappelle ce qu'ils sont devenus. Et José ! Il n'y a qu'à épier la tête de ceux qui donnent quelques centimes, ils sont toujours plus légers après avoir lâché une pièce.

Voyez, les gens qui regardent mais qui ne jouent pas, je sens bien qu'ils sont transportés par les chorégraphies de nos mains sur l'échiquier. Ils voyagent. Vrai de vrai, aussi vrai que je m'appelle Boris, que je suis né à Belleville et que je n'ai jamais vu Moscou. L'accent, c'est pour le folklore. Ça fait décoller l'imaginaire des gens, ils aiment bien la Russie, ça leur fait peur et ça les fascine. J'ai toujours une bouteille de vodka à côté de moi. Dans la bouteille, il n'y a que de l'eau. J'aime pas l'alcool. Mais les gens ont besoin de se sentir utiles, jouer contre un clochard russe, ça les valide un peu. Ils se disent, je joue contre un clodo russe, j'ai l'esprit ouvert. Et voilà, alors moi, le clodo de Belleville, je déteste l'alcool, mais j'essaie de leur renvoyer l'image attendue pour ne pas tout gâcher. Faut aider les gens à voyager quand ils n'ont pas les moyens de partir tout seuls. Et puis, je ne vous cache pas que la bouteille de vodka les met en confiance. Ils pensent qu'ils vont me battre facilement. »

Boris joignit ses grosses mains d'alpiniste et ferma longuement les yeux. Dehors, le gros sel était vaincu. Des flocons énormes formés de conglomérats de cristaux tombaient au ralenti. On avait l'impression que le ciel tout entier s'effondrait. Il n'y avait plus de clients à la boulangerie. La ville était blanche.

- « Mon monsieur au chapeau, j'ai pensé qu'il était parti en vacances. Ça lui arrive, comme à tous les salariés. Mais normalement, il transhume deux semaines pendant le mois d'août, une semaine en décembre et deux semaines à Pâques. Réglé comme du papier à musique mon monsieur de 13h04. Pourquoi serait-il parti trois semaines en novembre, alors qu'il avait déjà pris ses congés de Pâques et d'été ? Je sais qu'il dispose de cinq semaines de congés payés. Je l'ai calculé. C'est facile puisqu'il vient tous les jours sauf quand il est en vacances. Il ne peut quand même pas tout d'un coup avoir tant de semaines en plus ! Après la troisième semaine, j'ai vraiment commencé à me ronger les sangs. J'ai écarté d'emblée l'hypothèse du déménagement. Je ne sais pas pourquoi, une intuition. Ce monsieur-là n'était pas du genre à déménager. Il portait tous les jours le même costume marron, il devait en posséder plusieurs jeux, les mêmes chaussures cirées. Ce n'était pas le type de monsieur qui affectionne les changements. Je ne l'imaginais pas décider tout d'un coup de quitter la ville, effondrer du revers de la main l'empilement de ces journées jumelles. Début décembre, ils ont commencé à accrocher les décorations de Noël. J'adore ces moments-là. J'apprécie les aurores, les commencements, les naissances. Et début décembre, ce n'est pas encore la fin de l'année, ce n'est pas encore le crépuscule, c'est juste le début de la période des fêtes. Il n'était toujours pas là. Je pensais beaucoup trop à lui pour me concentrer correctement. Je traînais mes pièces sur l'échiquier. Je défendais moins bien mes positions. Je jouais petit bras. Au milieu d'une partie un peu compliquée contre Abramowitz, j'ai laissé filer le temps pendant plus d'une minute ! Une minute pour un coup ! Tout ça, sans même parvenir à dénicher la bonne parade. J'ai gagné d'extrême justesse et le pharmacien romantique est rentré dans sa boutique avec l'impression d'avoir laissé passer sa chance.

A la mi-décembre, je n'avais aucune nouvelle. Et s'il avait eu un accident ? Un chauffard aurait pu le renverser. Et puis personne n'est à l'abri d'un accident domestique. Peut-être s'était-il électrocuté en réparant une vieille lampe sans avoir coupé le compteur au préalable ? La pulpe du doigt qui effleure le fil de cuivre, le jus d'électrons s'écoule dans les os et l'on s'écroule du haut de l'escabeau ! Adieu Berthe ! Ou bien peut-être s'était-il ébouillanté en se préparant une tasse de thé ? J'avais remarqué sur l'émail de ses incisives une couche de tanin jaune typique des buveurs de thé. Je ne peux pas mettre ma main à couper qu'il était un buveur de thé, mais je sais qu'il ne fumait pas. En tout cas jamais en regardant une partie, or j'ai remarqué qu'un fumeur peut difficilement regarder une partie d'échecs sans allumer une cigarette. On dirait que la cigarette leur sert de lanterne et qu'elle éclaire la partie qu'ils essaient de comprendre. Vers le 20 décembre, j'ai joué avec un jeune étudiant. Je l'ai saigné comme un cochon. Au dix-huitième coup, il a déplacé son Roi dans une position folle, hors de la protection de sa ligne de pions. Son Roi était soudain sous le feu croisé de mon Cavalier et de mes deux Fous, c'était comme un suicide. J'ai commencé à imaginer le pire pour le monsieur au chapeau. On ne se rend pas compte, nous autres, mais la vie des employés est parfois tellement difficile qu'ils se sentent acculés et décident de raccourcir leur espérance de vie. Je commençais à échafauder des théories toutes plus tragiques les unes que les autres. Moi, quand j'échafaude, je deviens russe, c'est comme aux échecs, ça finit très mal et ce n'est pas joli à voir.

Et puis c'est arrivé hier. Le 24 décembre, quelle blague. Vous avez dû voir ça derrière vos fenêtres. Il tombait sur Paris la même neige qu'il tombe aujourd'hui. Une de ces neiges qu'on ne trouve qu'à la montagne ou dans les forêts du nord de l'Europe ou peut-être chez les Inuits. Une neige épaisse, douce, une neige bourrée de coton, des milliards de petits oreillers moelleux qui tombent du ciel. Elle s'accumulait sur le trottoir et emmitouflait la ville dans un cocon merveilleux. Ça m'a rappelé ma fille, elle avait huit ans quand elle est partie, il neigeait comme ce jour-là. Et c'est marrant, parce que ça ne m'a jamais fait détester la neige, au contraire, ça me rappelle son joli visage et son rire clair. »

Boris se servit une nouvelle tasse de thé et cessa de parler quelques secondes. Il regarda à travers les vitres du café l'abondant tapis blanc déroulé sur le trottoir et dans les rues.

- « Excusez-moi si je poétise un peu, mais moi, toute cette neige, ça me fend le cœur, ça me le coupe en deux comme une pomme fraîche. Ça me rappelle aussi un jour, quand j'étais gamin, je devais avoir huit ans, comme ma fille. On était dans la cuisine avec ses meubles bon marché en bois clair, la soupe au cresson fumait dans les assiettes creuses, ma mère tenait la louche en inox, mon père coupait le pain, mes frères racontaient leur journée à l'école et moi, je regardais la neige qui tombait dehors à travers les carreaux de la fenêtre. La fumée de la soupe, la main de mon père sur le pain, le bruit des cuillères dans les assiettes, la louche en inox. Le bois clair des meubles, les voix de mes frères et la neige derrière la fenêtre. C'est tout. Je suis bien incapable de vous dire pourquoi je me souviens de ça. J'ai 57 ans et entre mes parties d'échecs, je me suis amusé à comptabiliser tous mes souvenirs. J'ai essayé de mesurer combien de temps occupaient dans mon esprit tous ces instants mis bout à bout. La soupe au cresson : 5 secondes. Le jour où j'ai perdu la clé de la maison à 6 ans : 6 secondes. Le premier baiser à 13 ans : 9 secondes. La fois où je suis fait casser la gueule : 5 secondes. Mon accident de bagnole : 7 secondes. Mon mariage : 8 secondes. Mon divorce : 3 secondes. Mon ancien boulot : 6 secondes. Et même ma fille : je ne garde d'elle qu'une minute tout au plus. Ma mémoire n'enregistre que des instants, des bribes, jamais des plans séquences. Alors qu'aux échecs, je me souviens de tout. Croyez-le ou non, même en comptant large, ma mémoire n'a pas retenu plus d'une journée de souvenirs collés bout à bout. Une journée à peine pour 57 ans. Tout le reste n'a servi qu'à habiller cette journée-là peut-être.

Évidemment, on ne sait jamais si l'instant qu'on vit, cet instant-là, par exemple, au moment où je vous parle, restera dans votre mémoire. Deux secondes dans la journée qui fera votre vie, ou bien s'il disparaîtra dans un endroit qu'il faudra un jour trouver et explorer : le cimetière des souvenirs ratés. »

Devant la boulangerie, deux gamins s'étaient assis autour du jeu d'échecs recouvert de neige. Près des banquettes vermillon, un garçon de café désœuvré s'était approché. Il semblait écouter l'histoire de Boris d'une oreille distraite. 

- « Pour la plupart des gens, poursuivit Boris, ce Noël blanc, c'était un cadeau tombé du ciel, de la magie en poudre jetée sur le trottoir. Je l'ai vu dans leurs yeux émerveillés, ça les rendait vraiment heureux. La ville avait chaussé ses patins, la neige adoucissait les bruits, vous savez, comme dans les films américains. Elle s'entassait sur les branches des arbres, sur les toits des voitures, elle donnait une épaisseur à la fête. Ce Noël-là, on allait y croire plus que d'habitude. On allait oublier les courses dans les magasins, on allait juste profiter ensemble d'un moment au chaud alors que dehors il neige. Je dis ça, même si moi, je ne fais jamais les courses, je vis seul et je préfère rester dehors... Je l'ai vu venir de loin.

Je l'ai reconnu à sa démarche, son chapeau, sa façon de tenir sa tête vers le bas comme s'il avait peur de regarder les étoiles cachées au-dessus des nuages ou bien comme s'il recherchait une médaille de communion perdue entre les crottes de chien. Moi, j'étais tout seul devant mon échiquier. Personne n'avait le temps de jouer juste avant que le petit Jésus sorte des cuisses de sa mère. Croyez-le ou pas, il est venu devant moi, droit comme un i majuscule. Il a balayé la neige qu'il y avait sur la chaise. Il s'est assis.

J'étais ému, pourtant il en faut pour me faire battre le palpitant. Il portait des gants en cuir qu'il n'a jamais quitté. Rien n'avait changé dans son allure. Les mêmes lunettes rondes, le même teint diaphane, le même chapeau. Il a sorti un billet de cinq euros et il l'a posé sur la table sans rien dire. J'ai pris le billet sans rendre la monnaie et j'ai dégagé la couche de neige sur l'échiquier. Il n'a pas bronché. Comme toujours, j'ai pris les Noirs et j'ai laissé à mon invité le privilège de jouer avec les Blancs. Il était 21h00. Il n'y avait quasiment plus personne dans la rue. J'avais prévu d'aller fêter Noël avec Lolo et José dans un foyer. Mais ça ne s'est pas passé comme prévu.

Nous étions éclairés par la lumière jaune orangée des lampadaires et par les guirlandes colorées qui clignotaient dans les vitrines des magasins. La neige tombait à gros flocons et s'amoncelait assez vite sur l'échiquier. Chaque fois que nous bougions une pièce, il fallait déblayer le chemin entre les cases. Je n'avais jamais joué une partie d'échecs dans la neige. Après une quinzaine de coups, j'ai cerné le profil psychologique de mon petit monsieur au chapeau : un artiste. Je défendais avec une sicilienne Dragon, vous voyez, 1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 g6. C'est violent. J'imagine que vous connaissez, c'est l'une des ouvertures les plus brutales du jeu. Au seizième coup, il a quitté la théorie, il a oublié les livres, les milliers de parties jouées avant lui, il est parti à l'aventure en déplaçant un fou sur une case inattendue. Son coup, un fou suspendu dans le vide, paraissait vraiment stupide au premier abord. En l'analysant attentivement, j'ai compris qu'il creusait sur l'échiquier un labyrinthe de possibilités assez effrayantes. C'est souvent comme ça, quand on ne comprend pas quelque chose, on décrète que cette chose est inepte. Faut se méfier de la bêtise apparente, faut craindre ce qu'on appelle la folie, il y a parfois des crevasses là-dessous. Des ravins.

Son coup suivant, un saut impromptu de cavalier offert en sacrifice était extraordinaire. Pour la première fois depuis des années, un joueur avait joué deux coups de suite que je n'avais pas prévus. J'étais ému. J'avais peur. C'était nouveau. C'était délicieux. Excité comme un gamin, je tentais d'éviter les pièges, ah, je t'ai vu salopard, ton cavalier m'est offert. Mais je sais qu'il est crocheté à un hameçon rugueux, si je le prends avec mon pion, mon fou ne sera plus protégé. Je devrais le déplacer au coup suivant et si je le déplace, j'abandonne la longue diagonale à ton fou, jamais, jamais je ne te donnerai cette diagonale. À mon tour je lançais toute mon imagination, toute ma force dans la bataille.

Nos cerveaux se frottaient l'un contre l'autre, y'avait comme des étincelles, mais c'était juste les lumières clignotantes des magasins. C'était comme un tableau, vous voyez ? Un tableau peint par deux types qui ne sont pas d'accord. Chacun d'entre nous lançait des seaux de couleurs éclatantes qui dessinaient sur les cases un dessin incroyablement complexe. C'était beau, vraiment, je vous assure que c'était beau, beau et violent, du bleu cobalt sur les colonnes ouvertes. Une tension rouge carmin avec des orangers venus de nulle part au centre de l'échiquier. Du jaune jonquille sur les ailes. Et partout, des gerbes de feu aux teintes crépusculaires.

Il était précis, aiguisé, je colmatais les brèches qu'il creusait insidieusement, et je lançais mes propres torpilles invisibles dans les abysses de ses défenses. Mais peu à peu, je devinais qu'il accumulait de minuscules avantages, oui, il resserrerait son étreinte lentement. Aux échecs, le vaincu renifle l'odeur du cercueil bien avant que le gagnant n'entende éclater les bulles du champagne. Un sentiment diffus, une onde glaciale qui vous traverse l'échine et vous givre la moelle épinière. Vous savez ça mieux que moi. Il neigeait de plus en plus fort. On ne parvenait plus à retirer la neige des cases de l'échiquier, il en tombait toujours davantage. Aucun de nous deux n'a eu l'idée d'aller trouver un endroit pour se protéger. Mais il devenait vraiment impossible de jouer dans ce tas de neige. Je lui ai proposé de jouer à l'aveugle la fin de la partie. J'espérais que le défi gèlerait son emprise. Il a opiné en souriant. Nous avons cessé de toucher les pièces.

Nous étions assis face à face et l'un après l'autre, nous annoncions nos coups à voix haute tandis que l'échiquier disparaissait sous la neige. « Cavalier en g7 ! » « Pion h5 ». « Tour prend en b8 ». Il fallait conserver en mémoire la position qui changeait à chaque coup. Le jeu à l'aveugle épate souvent les amateurs. Ils y voient un tour de magie, une démonstration époustouflante des capacités de la mémoire. Mais quand les échecs sont votre langue maternelle, ce n'est pas bien sorcier. Ma défense était héroïque. Je le dis sans forfanterie. Il y avait du panache dans mes coups. Mieux, il y avait de la grâce, la grâce d'un gisant du Père Lachaise, la grâce d'une beauté inutile, vous voyez ?

Les vapeurs de nos deux souffles se mélangeaient au-dessus de l'échiquier enneigé. Ah ça avait de la gueule. Nous nous regardions sans nous défier, sans trop savoir que faire de nos yeux qui ne servaient de fait plus à rien. Au 44e coup, notre partie ressemblait à un enchevêtrement indémaillable de possibilités. Et puis il est arrivé ce que je redoutais. Il a sacrifié une Tour. Et je ne pouvais pas la refuser. Je ne pouvais plus rien éviter. Tout allait bientôt s'effondrer. J'avais un goût sec dans la bouche. Je perdais.

La partie avait peut-être duré trois heures. Sans nous concerter nous avions délaissé la pendule. Sur l'échiquier réel, les pièces immobiles étaient recouvertes de neige. Seules les couronnes des Rois surnageaient. Lui, il attendait mon coup. Moi je savais que c'était fini, mais je prenais mon temps pour savourer cet instant. Ça faisait longtemps que je l'attendais. Bien sûr, j'ai déjà perdu des parties avant. Mais c'était pas pareil.

Jamais une défaite ne m'avait autant ébranlé et exalté à la fois. Je ne sais pas comment vous expliquer ça. Vous savez, les gens pensent que les échecs sont un jeu cérébral pour gentlemen de bonne compagnie. Ils s'imaginent que c'est une guerre symbolique et intellectuelle. C'est pas vrai. Les échecs, c'est l'assassinat mis à la portée de gens qui n'ont pas envie de tuer pour de bon. Je vous dis pas ça pour vous, mais je connais mon affaire. C'est du meurtre en bois ce qu'on fait là. Mon petit monsieur au chapeau, il a assassiné quelque chose en moi. Et ce meurtre-là, c'était un peu mon cadeau de Noël, je ne sais pas si je suis clair. C'est la défaite de ma vie, je crois, et puis c'est peut-être aussi toute cette neige vous voyez. Toute cette neige... »

Boris rassembla encore ses grosses mains l'une contre l'autre, baissa un peu plus la tête. Le garçon de café écoutait.

- « Pour moi, c'était fini, mais le monsieur au chapeau attendait encore que je parle, que je donne mon coup. J'ai simplement donné une pichenette sur la tête coupée de mon roi qui est tombé dans la neige. Sur tout l'échiquier blanc, seule la couronne de son Roi blanc émergeait. C'était un peu théâtral. Le type au chapeau m'a jeté un coup d'œil étonné. Ce genre de geste, c'est pour les mazettes, les pousseurs de bois. Il s'est levé, a ajusté son chapeau. Il a hésité un instant puis il est parti sans rien dire. Il était tard. Je suis resté longtemps là et puis je me suis endormi. C'est vous qui m'avez réveillé. »

Boris cligna des yeux assez lentement comme si le mouvement de ses cils venait clore son récit, effacer tout ce qui venait d'être dit. La théière était vide. Je n'avais pas touché à ma bière. Les rues étaient blanches. Avec leurs parents, des enfants sortaient des immeubles pour jouer dans la neige. Après avoir considéré que le silence qui nous séparait de ses derniers mots était assez long, je lui demandai ce qu'il comptait faire maintenant. « Je ne sais pas ». Il me sourit, se leva, remercia pour le thé et sortit sans un regard pour son jeu d'échecs. Le garçon de café qui avait écouté l'histoire le regarda partir puis s'approcha de moi.

- « C'est un dingue ce type ! Hier, je suis passé devant lui vers minuit. Ben je vais vous dire, il jouait tout seul le collègue. Il n'y avait personne en face. »

Je suis resté un long moment devant ma bière. Et puis je suis rentré chez moi, sans le pain. Je n'ai jamais revu Boris.




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